Éveil / Formation: quelle dialectique?

A la question, qu’est ce que l’éveil musical, Cristina Agosti- Gherban[1] répond: « C’est une ouverture au monde sonore. Pour moi, ce n’est pas juste une initiation. C’est une démarche, presque une philosophie de la musique qui évolue selon les personnes, le temps, l’instrument que l’on pratique… Souvent, on fait de l’éveil musical avant 6 ans et ensuite, on passe « aux choses sérieuses », à la lecture des notes et à la pratique de l’instrument. Mais moi, je travaille aussi avec des groupes d’instrumentistes en adaptant les jeux que je fais avec les plus petits. C’est important parce quand un enfant apprend un instrument, il est considéré comme interprète, pas comme créateur. Dans les autres arts (peinture, modelage), on trouve normal d’inventer des choses. Alors qu’en musique, l’improvisation est « réservée » à ceux qui savent déjà très bien jouer. Je connais des grands concertistes qui sont complètement perdus sans leur partition et qui ne savent pas inventer trois notes ! Or, savoir improviser, jouer en se promenant, oublier pendant un temps les consignes, tout cela permet d’être plus libre avec son instrument. » (Propos recueillis par Natacha Czerwinski[2]).

L’éveil participe d’une formation ouverte aux mondes sonores les plus divers. Il n’est ni un préalable à une formation hyper spécialisée ou commenceraient « les choses sérieuses » ni une formation au rabais faite de « petits jeux sympa mais pas exigeants ». C’est une formation à la fois socle et transversale sur laquelle peuvent se construire les expérimentations les plus diverses permettant à l’apprenant de nourrir son parcours et d’affiner ses choix. En ce sens, l’éveil devrait accompagner les musiciens apprenant tout au long de leur formation. Et pour chacun d’entre nous, rester en éveil dans notre parcours musical est le garant de rencontres et d’expériences nous aidant à redéfinir et élargir régulièrement ce qui fait musique.

« On apprend aux enfants à dessiner d’après modèle ou d’imagination : de la même façon, ceux qui pratiquent la musique devraient savoir jouer d’après modèle (exécuter des partitions) ou d’après leur imagination (réaliser leur propre musique) » Jeux Musicaux Guy Reibel page 22 Salabert, Paris 1984.

La problématique est la même quelque soit l’univers musical dans lequel l’apprenant se spécialise. Ainsi des musiques traditionnelles qui sont à plusieurs titres objets à éveil permanent:

  • Elles sont à même de développer le goût du son, l’attention portée à la matière sonore. La richesse et la diversité des timbres, des choix ornementaux, la variété dans les possibilités d’interprétations en regard de la variété des sources… Tout cela est à même de développer une écoute active amenant le musicien à se construire des palettes sonores personnelles. Ce goût du son peut être cultivé et diversifié par des situations d’explorations, d’expérimentations puisant dans les recherches des musiques contemporaines.
  • Elles se prêtent de nos jours au jeu collectif « en groupe ». Cette pratique issue de la grande famille des musiques actuelles est d’abord exploratoire. Les membres de tous groupes sont confrontés à la question: « comment allons nous nous organiser? » Et chacun de proposer d’expérimenter des orchestrations, arrangements qui évoluent au fil des rencontres jusqu’à arriver à un résultat qui rencontre l’assentiment général. Cette recherche peut s’expérimenter plus largement par des situations mettant en avant la voix sous toutes ses formes, instrument dont dispose tout le monde et qui ne nécessite pas obligatoirement un long apprentissage. Trois exemples avec des musicien.ne.s qui ont en eux de nombreuses expériences de jeux, d’explorations et qui sont imprégné.e.s de leurs univers musicaux.
  • Elles nous renvoient, à des degrés très différents selon les sources, à la variabilité. Il n’est pas question ici d’œuvre, concept lié au développement des musiques écrites et donc d’un modèle reproductible en l’état, mais d’objets musicaux doués de plasticité. Celle-ci est liée pour partie à la temporalité de ces mélodies: elles n’existent que dans le moment de leur production et sont l’expression du musicien dans ce temps T. Et chaque production est une recréation pour le musicien. Ce phénomène inscrit dans les anciennes sociétés de tradition orale nous est étranger: nous avons grandit dans une société de la technologie, de l’analyse, de la création rupture. Au pédagogue de puiser dans des situations d’improvisations variées (improvisation libre, sur basse, sur grille harmonique, sur échelle pentatonique…) afin de développer chez l’apprenant le goût de la variation.

Les enseignants musicaux, qu’ils soient du domaine associatif ou institutionnel, ont beaucoup à apprendre des intervenants en milieu scolaire. Ils partagent en fait le cœur d’un métier commun: proposer aux musiciens apprenants des situations de musique ouvertes, sources de formation et d’émancipation. La spécialisation sur un instrument, un répertoire et une culture donnés ne pourra qu’en sortir fortifiée par cette mise en perspective sonore globale.


Quelques exemples de formation musicale (au sens de « former un musicien ») par des dispositifs d’explorations, d’improvisations, menant ou non à des créations, compositions collaboratives. Ils cherchent à développer l’écoute, l’imaginaire, la capacité à bâtir collectivement.


Après exploration vocale, deux groupes interprètent leurs créations sur le début de la fable « le corbeau et le renard ». Ils ont mémorisé leur invention. Mais elle est toute fraiche: le « chef d’orchestre » est là pour synchroniser les interventions. Une partition graphique réalisée collectivement va l’y aider.

Deux autres exemples de « Mots à Moudre », pratique que j’ai adapté des concepts développés par Alain Savouret dans son ouvrage: Introduction à un solfège de l’audible – L’improvisation libre comme outil pratique – https://symetrie.com/fr/titres/introduction-a-un-solfege-de-l-audible


Un travail en trois temps sur la création collective d’un paysage sonore: le déroulé est explicité dans les vidéos.


Un jeu vocal extrait du DVD avec livret de Guy Reibel: « le jeu vocal  » https://www.artchipel.net/produit/dvd-le-jeu-vocal-guy-reibel/


La dernière séance d’une séquence qui est présentée plus en détail sur ce même blog: « se mettre en invention: le chat ouvrit les yeux ».

De nombreux exemples de vidéos sont disponibles sur Internet. Je vous suggère le site de Musik kreativ+ et cette page parmi d’autres: https://musik-kreativ-plus.eu/fr/teaching-modules/impulsions-voix-corps-corps-sonores-instruments/element-3-exploration-experimentation-et-corps-sonores/ avec de nombreuses vidéos.

Et pour rappel, l’excellent DVD (téléchargeable) avec livret de Guy Reibel: « le jeu vocal ». Quelques extraits dans cette vidéo:

[1] Cristina Agosti-Gherban, Professeur d’éveil musical et de musique d’ensemble au Conservatoire à Rayonnement Départemental du Blanc-Mesnil

[2] Extrait d’un article disponible sur : http://les-amis-de-la-yourte.over-blog.com/article-eveil-musical-en-quoi-la-musique-leur-permet-elle-de-s-epanouir-38364234.html

Quel musicien souhaitons-nous former ? La place de l’improvisation.

Être musicien aujourd’hui demande de multiples compétences :

  • Savoir interpréter ;
  • Savoir improviser ;
  • Savoir créer ;
  • Savoir jouer en orchestre ;
  • Savoir jouer en groupe ;
  • Savoir se placer sur une scène, se déplacer ;
  • Savoir travailler avec un microphone, la lumière ;
  • Savoir utiliser les possibilités d’Internet ;

Et bien sûr maitriser au mieux sa spécialité tout en sachant aller à la rencontre d’autres esthétiques, d’autres pratiques. Et savoir créer ou participer à des projets collectifs, sur son lieu de vie et au-delà.

Le métier évolue de plus en plus vers ce profil à la fois passionnant et complexe. L’enseignant doit donc prendre en compte cette réalité et mettre en place une formation adaptée. Celle-ci visera à former un musicien :

  • Autonome car capable de prendre en main des situations variées, de nouveaux apprentissages ;
  • Emancipé car capable de faire des choix artistiques et humains en toute conscience.

L’enseignant transmet sa spécialité et par ailleurs propose des situations pédagogiques permettant à l’élève d’exercer son autonomie, d’apprendre à apprendre.

Suite à plusieurs formations aux improvisations, j’ai décidé d’intégrer ces expériences dans mes cours. J’ai eu la chance de pratiquer l’improvisation libre (ou générative) avec Alain Savouret, compositeur et pédagogue[1] ainsi que l’improvisation sur basse obstinée avec Christine, ma collègue en musiques anciennes et l’improvisation sur grille harmonique avec Olivier, mon collègue en jazz, tous les deux du conservatoire où je travaillais.

Je ne suis pas un spécialiste de ces improvisations mais je les pratique suffisamment pour proposer des règles de jeu ouvertes aux élèves : après s’être exercés, je leurs propose une règle de jeu de départ et un objectif qu’ils doivent réaliser en autonomie. A eux de mettre cela en place collectivement. Je m’absente parfois de la salle pendant 10 à 15 minutes afin qu’ils fassent des essais. Je reviens régulièrement pour aider si c’est nécessaire. Je leurs demande aussi de travailler en deux ou trois groupes sur la même règle de jeu puis de se présenter leurs réalisations à l’un l’autre et d’en discuter.

Les cours se sont transformés peu à peu en ateliers, lieux remplis d’outils et de matières issus en partie des expériences de chacun et du travail collectif de tous.

Les objectifs généraux que je cherche à développer ainsi sont de former un musicien autonome et émancipé comme précisé dans la première moitié de l’article. C’est un chantier qui n’est jamais terminé 😉

Je vous propose quelques exemples vidéos ou sonores pour tenter d’illustrer cela.

(Ces vidéos sont déjà présentes sur le site mais elles sont réunies autour du thème de cet article.)


[1] http://www.cdmc.asso.fr/fr/ressources/compositeurs/biographies/savouret-alain-1942

https://symetrie.com/fr/titres/introduction-a-un-solfege-de-l-audible

Pistes d’improvisations en musiques traditionnelles du domaine français (1)

Les deux vidéos qui suivent s’inscrivent dans le cadre d’une formation de trois jours étalés sur l’année universitaire. J’ai proposé différentes formes d’improvisations appliquées aux musiques traditionnelles du domaine français. Cette formation s’est déroulée au Pôle Aliénor de Poitiers auprès d’étudiants pratiquant les musiques traditionnelles. https://www.polealienor.eu/

Les deux exemples présentés ici sont des danses du Limousin et du Berry. Un texte de Jean-François VROD éclaire la problématique entre « le jeu des mélodies traditionnelles et l’improvisation… (qui ouvre à) …un va et vient permanent, dynamique et générateur. »

Univers d’improvisations

Je me positionne dans l’exploration de pistes s’appuyant sur la mélodie, ses mouvements, élans, détentes, attractions… et l’espace de ses bourdons. Tout ceci dans leurs développements propres, selon les traditions et les interprètes. Je pratique également les improvisations libre et sur grille en fonction des champs musicaux que je souhaite développer. Ces différents modes d’improvisations peuvent se compléter à loisir.

Les trois journées de formation se sont recentrées sur les points suivants :

Le soliste improvisant :

  • Par paraphrase : dans la suite des mouvements de la mélodie ou en inverse ;
  • En dévoilant le mode par incises extraites de la mélodie : en partant du grave ou de l’aigu de l’échelle ;
  • En s’appuyant sur une formule mélodique du thème qui peut servir à la fois de départ des improvisations et de refrain ;
  • En s’appuyant sur les 2 bourdons, tenus ou rythmiques ;
  • En explorant des jeux d’improvisations libres;
  • En pratiquant un mix de certains éléments ci-dessus.

(Voir mes miniatures sonores pour des exemples complémentaires: https://www.youtube.com/watch?v=MHFSvR_yhm4&list=PLFPlAuhDFdpUMhwxFAngIxWtMz7kDKQ6T )

Le groupe improvisant :

  • La structure collective : elle découle pour partie des choix ci-dessus avec des variantes qui peuvent s’entrecroiser. Les rapports entre solistes et collectif peuvent s’organiser en QR, au tour par tour, en dialogue, en joute… Le choix est vaste.
  • Le bourdon vivant : en en faisant une trame vivante, évolutive dans son exposition par improvisation collective. 

Mais d’autres pistes sont évidemment possibles, entre improvisation harmonique et improvisation libre qui nous font entrer dans d’autres terrains d’explorations. Si vous souhaitez écouter quelques propositions que j’expose sur YouTube, suivez ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=MHFSvR_yhm4&list=PLFPlAuhDFdpUMhwxFAngIxWtMz7kDKQ6T

Je vous propose par ailleurs à la réflexion cet extrait d’un texte de Jean-François Vrod http://www.cpmdt.fr/variationimprovisation.pdf

oOo

« De la variation mélodique à l’improvisation »
Inventaire subjectif de quelques dynamiques musicales pouvant servir de base à une pratique
d’improvisation en appui sur les musiques traditionnelles du domaine français
par
Jean-François Vrod.

Extrait

« Dans le domaine des musiques traditionnelles du domaine français, nous ne trouverons donc pas d’improvisateur au sens où on l’entend aujourd’hui dans le jazz ou les musiques improvisées, c’est à dire un musicien qui élabore l’essentiel de son discours musical en cherchant à se rapprocher le plus possible d’une création ex nihilo. Sachant de plus que l’objectif du musicien traditionnel n’est pas de se distinguer.

Nous ne trouverons pas non plus d’improvisateur du type de ceux que l’on rencontre dans les traditions musicales à développement modal asiatiques ou orientales.  Pas de grilles harmoniques, ni de progression modale donc. Et pourtant, nous devons constater que la réalisation de l’objet musical final incombe en grande partie à l’interprète, la culture environnante se chargeant de lui donner les modèles formels 

Le système ornementation-variation largement utilisé offre nous l’avons vu avec la définition apportée par Jean During, une première étape d’un geste que l’on peut qualifier d’improvisé.

Si, de plus le musicien est dans une posture mentale que l’on pourrait qualifier « d’ouverte » où il permet que la construction de son discours musical puisse rester modulable en fonction d’un certain nombre d’éléments musicaux, idées, événements, états, qui surviendraient au cours de la performance, alors bien des musiciens traditionnels peuvent être considérés comme improvisateurs.

Il faudrait sans doute pouvoir disposer ici de plusieurs mots pour désigner les différentes postures rencontrées ci-dessus, alors que notre vocabulaire, n’en fournit qu’un.

En résumé, on peut dire que même si on ne peut pas parler d’improvisation au sens où on l’entend aujourd’hui, les musiques traditionnelles offrent des espaces qui peuvent être considérés par les interprètes d’aujourd’hui, comme un préambule à une improvisation plus radicale.

Comme le soulignait un ami compositeur, nous sommes avec les musiques traditionnelles du côté des « musiques à finir ». Entre la posture d’un interprète d’une œuvre écrite qui cherche à se rapprocher par son travail d’une forme d’idéal supposée voulu par le compositeur et celle de celui qui laisse toujours ouverte son interprétation en fonction d’un certain nombre de paramètres, il y a différence, même si à l’écoute des résultats, il y a parfois peu de différences audibles.

 Aujourd’hui, chacun jugera et choisira s’il entreprend de « prolonger » les gestes du musicien de tradition orale ou du revivaliste du folk en improvisant à son tour. Ce faisant, il mesurera la subversion de ce geste dans une société où à bien des égards, quoiqu’on en dise, on confisque de plus en plus les possibilités d’expression personnelle. 

Même sans avoir lu Guy Debord et sa « Société du spectacle », on peut constater au quotidien combien les modèles de comportement humain tendent de plus en plus à se rapprocher des propositions de la société de consommation qui vise à faire de l’homme un consommateur exclu de sa propre réalité.

Aujourd’hui dans un contexte de transmission de ces musiques, on peut constater combien le fait de redonner la responsabilité du geste musical à son interprète est lourd de sens politique, tant on a éloigné du commun des mortels cette capacité de décision esthétique et fait de l’expression artistique un objet intouchable, simplement bon à consommer.

 Au terme de cette conférence, j’aimerais dire qu’il appartient à chaque musicien se réclamant des esthétiques de la tradition orale de décider de quels appuis il a besoin pour construire sa pratique musicale qu’elle soit improvisée ou non.

Le champ des possibles est ouvert et vaste. En ce qui me concerne, c’est bien la pratique intensive de la variation mélodique qui m’a amené à une improvisation plus radicale. Puis c’est l’improvisation qui m’a conduit à mieux comprendre une des caractéristiques fondamentales du musicien traditionnel : L’adaptabilité à des contextes de jeu variés et la fabrication d’une musique en relation avec ces contextes.

Pour moi, il n’y a donc pas d’opposition entre plusieurs gestes qu’on pourrait considérer comme opposés à savoir le jeu des mélodies traditionnelles et l’improvisation, c’est au contraire un va et vient permanent, dynamique et générateur. Comme pour bien d’autres musiciens, l’improvisation est devenue pour moi, à la fois une discipline de découverte de vocabulaire et un processus participant à l’écriture. C’est aussi, disons-le, un moyen de se découvrir comme musicien sachant comme le souligne Jung « Qu’il ne faut ménager ni sa peine ni sa réflexion afin de découvrir ce qu’il y a d’individuel en chacun de nous » et que : « la découverte de l’individualité est incroyablement difficile ».

Exemple 1: La bourrée du Trech (Trad. Limousin)

Mode et structure d’improvisation:

  • Improvisation sur la partie A (8 mesures 2 fois) : phrase A1 : échelle de do à sol (échelle de la mélodie) / phrase A2 : échelle OUVERTE + bourdons RE – LA ;
  • Partie B : mélodie à orchestrer en temps réel ;
  • Les musiciens font vivre un « bourdon vivant » lors des improvisations, c’est-à-dire une trame bourdonnante qui évolue dans son expression et son énergie ;
  • FINAL : mélodie en groupe.

Exemple 2: La bourrée de Cerbois (trad. Berry)

Mode et structure d’improvisation:

Improvisation par « modulation » et non pas par « tonulation » : faire évoluer la couleur du mode sans modifier les 1er et 5e degrés, donc, la tonalité. Et ce en rendant certaines notes « mobiles » sur des passages de la mélodie.

S’appuyer sur ces repères:

  • Amener une note mobile en privilégiant le passage par un degré fort, 1er ou 5;
  • Tendre parfois le mouvement sans passer par un degré fort ;
  • Ne pas produire de chromatismes qui affirment un sentiment tonal et pompier.

Merci aux étudiants qui se sont investis fortement quelles que soient mes propositions. A suivre dans un prochain post…

De la collecte à l’invention

Entre mi-septembre et fin novembre 2019, je proposais à l’un des ateliers de pratiques collectives, que j’encadrais alors au CRD du Calaisis, de développer des pistes d’inventions musicales en partant de la chanson « En revenant des noces ». Il s’agit de la version collectée auprès de Madame Juliette Péarron en 1960 à Saint-Hilaire-en-Lignières. Cette collecte s’inscrit dans la démarche initiée dès 1946 par les « Thiaulins de Lignières », Groupe d’Arts et Traditions Paysannes fondé par Roger Péarron (photo ci-dessous) https://contact3441.wixsite.com/thiaulins

L’enregistrement a été édité en 1977 par « Le Chant du Monde » dans un disque 33 tours dédié aux collectes en Berry des Thiaulins de Lignières. La direction artistique en a été assurée par Jean-François Dutertre. Vous pouvez en entendre un extrait ici : https://raddo-ethnodoc.com/raddo/discographie/3052

1.    Les musiciens

Présentons d’abord le groupe concerné. Ce sont des adultes ayant des expériences et niveaux de compétences très diversifiés. Certains évoluent dans les musiques dites « de classique à contemporain », d’autres dans les « musiques actuelles » en général, d’autres enfin dans les « musiques traditionnelles » plus spécifiquement.

Certains sont en début ou en fin de cycle 2, d’autres en cycle 3. D’autres enfin sont hors cycle, ayant terminé un cursus mais continuant à participer aux ateliers de pratiques collectives.

Les participants sont :

  • Une violoniste et une violoncelliste qui jouent par ailleurs en orchestre amateur. La violoniste s’est inscrite récemment en violon traditionnel et la violoncelliste pratique également le violoncelle baroque ;
  • Une flûtiste traversière qui joue de même en orchestre et harmonie ;
  • Une accordéoniste qui interprète des musiques populaires variées ainsi qu’un peu de jazz ;
  • Une harpiste qui joue sur harpe celtique et qui est handicapée partiellement d’une de ses mains ;
  • Un flûtiste serbe qui réside à Calais et a rejoint l’atelier qui lui procure une occasion de jouer de sa flûte à conduit traditionnelle : une frula ;
  • Une cornemusière qui a arrêtée en fin de cycle 1 pour raison de santé et a repris il y a peu ;
  • Un cornemusier qui termine son cycle 2.

Seuls les cornemusiers sont donc en cursus.

L’atelier est hebdomadaire et dure 1 heure. Parallèlement au travail présenté, nous avons aussi utilisé ce temps pour répéter des airs présentés en public en décembre.

2.    Le projet

J’ai présenté au groupe le projet qui s’articule en quatre objectifs :

  • Découvrir la chanson collectée et les actions des Thiaulins de Lignières ;
  • Explorer et mettre en place deux règles d’improvisations proposées par mes soins ;
  • Travailler collectivement la matière sonore de bourdons afin qu’ils soient vivants, évolutifs dans leurs densités, leurs grains, leurs dynamiques… Pour cette notion de « bourdons vivants », je vous renvoie à l’article « Murailles et lisières traversant le temps et l’espace du conservatoire » et à la vidéo qui se trouve à la fin http://pedagogie-des-musiques-traditionnelles.fr/?p=310 La même chanson y est source d’invention collective ;
  • Chercher et mettre en place collectivement une interprétation de la mélodie sur les instruments en y incluant les bourdons et le jeu improvisé. Le chant peut y avoir une place, mais la tonalité des cornemuses (voix alto) ne le facilite pas.

C’est donc un projet qui est proche de celui développé avec les étudiants en CEPI que vous pouvez voir et entendre dans la vidéo indiquée ci-dessus. Mais il s’agit d’un public amateur qui a des compétences en improvisations moins ou pas développées.

3.    Prise de contact

Nous avons d’abord écouté la chanson. J’ai utilisé le 33 tours sur la platine dont je disposais depuis peu. L’objet a son importance : il devient le marqueur d’une époque « autre » et ouverture potentielle vers un « inconnu ».

Je ne présente jamais auparavant un enregistrement proposé à l’écoute. Je demande seulement à l’auditoire d’écouter et d’imaginer la personne que l’on entend, le cadre depuis lequel elle nous transmet sa chanson. A cela s’ajoute la consigne de s’attacher à l’histoire véhiculée tout du long. C’est donc une écoute essentiellement subjective qui s’attache à créer un imaginaire, lien potentiel de contact avec « ces vieux enregistrements qui craquent » et « ces musiciens qui ne jouent pas très juste ».

Après un échange collectif complété d’informations que je distille au fur et à mesure, je propose de réécouter cette chanson afin de mieux en saisir le récit. C’est aussi l’occasion de le mettre en parallèle avec celui de « la claire fontaine ». Enfin, nous apprenons par cœur le texte des premières strophes et essayons de les chanter pendant la diffusion du disque. Le but est de s’attacher aux phrasés, débits, intonations de Mme Piérron. Je ne cherche pas une reproduction servile mais plutôt une consigne poussant l’écoute plus avant.

Après cette séance, j’envoie par mail le son de la chanson ainsi que les paroles.

4.    Prise de contact 2

La semaine suivante, nous réécoutons la chanson une fois puis je propose de la chanter dans son intégralité avec Madame Piérron. Celles et ceux qui l’ont réécouté chez eux entraineront le groupe en avant. Le premier essai se fait avec le texte en cas de besoin. Les autres essais, au fil des semaines, se font de mémoire.

Je demande ensuite à être attentif aux finales de chaque strophe. Certains font la remarque que la durée de la respiration qui suit la dernière note varie quelque peu selon les strophes. Je demande à ce que nous fixions la durée de cette note finale afin de pouvoir jouer ensemble. C’est une occasion parmi d’autres de pointer les libertés rythmiques du jeu soliste que ne permet pas (ou moins) le jeu collectif. Nous nous arrêtons sur une durée de trois pulsations.

L’allant de cette chanson étant régulier et vif, elle peut devenir porteuse de danse. Afin de s’imprégner du rythme et du phrasé, je propose donc de mettre en place un rond chanté dont je créée les pas en m’inspirant de ceux des branles de la Renaissance tels que la pratique contemporaine les a remis en usage à partir de l’interprétation de l’Orchésographie (voir http://www.graner.net/nicolas/arbeau/index.html ). Cela donne un branle coupé comme suit :

Partie A : Dg Sd Sg Dd Sg Sd

Partie B : Dg Dd 2 pieds en l’air

Il faut lire :

  • Dg : double à gauche
  • Sd : simple à droite

C’est évidemment un choix personnel qui n’engage que moi !

J’ai ensuite proposé de transposer cette mélodie sur les instruments. Le choix de la hauteur (voir partition) a été dicté par les cornemuses 16 pouces à bourdons de sol. Je précise que je n’ai donné la partition à aucun moment.

5.    Éléments d’analyse

Une fois la mélodie défrichée, il a fallu commencer la recherche d’une mise en place collective : la difficulté s’est concentrée sur les fins des deux parties. La tenue des trois pulsations suivies d’une levée a été délicate à mettre en place comme souvent lorsque l’on ne tient pas deux ou quatre pulsations. Le chant a aidé à intérioriser ce passage qui reste cependant à travailler.

J’ai ensuite proposé de repérer quelques éléments structurels afin de guider nos improvisations :

  • Nommer la finale, 1er degré du mode et note de repos (ici SOL) ;
  • Nommer le 5e degré, degré d’aimantation (ici RE) ;
  • Décrire le mouvement mélodique de la 1ere partie : 1 tierce au-dessus du 5e degré et une tierce au-dessous, soit :     
    • RE mi fa
    • RE do sib
  • On peut noter que ces phrases sont construites autour du RE et se terminent en suspension sur le 3e degré (Sib) ;
  • Décrire le mouvement mélodique de la 2e partie : descente du 5e vers le 1er degré ;
  • Enfin, noter qu’il n’y a pas 2e degré (LA).

Ces éléments sont en quelques sortes la carte d’identité modale de cette mélodie et c’est en nous l’appropriant que nous allons structurer nos improvisations.

Nous avons exploré l’architecture du mouvement de la 1ere partie, tout d’abord en QR entre moi et le groupe. J’ai donc proposé à ce stade des phrases articulées autour du 5e degré (RE) en utilisant les deux tierces (RE mi fa / RE do sib) pour construire des mouvements mélodiques. Chacun a ensuite proposé son mouvement sur la même règle. Cet espace mélodique sera celui de l’improvisation.

Nous avons enfin écouté et commenté l’enregistrement réalisé par des musiciens en CEPI sur la même règle. Cela a été l’occasion de définir comment ils gèrent ensemble les bourdons de 1er et 5e degrés. http://pedagogie-des-musiques-traditionnelles.fr/?p=310

6.    Improvisations

a.    Échelle fa mi RE do sib

J’ai proposé de nous entrainer en produisant une courte improvisation chacun son tour sur le cercle. Dans un premier temps ces productions se font sans rythme mesuré sur un tempo lent propre à chacun. Les musiciens produisent au choix un bourdon de 1er ou 5e degré et ne le quittent qu’au moment de leur solo improvisé.

Nous avons ensuite fait évoluer la règle vers une improvisation sur un rythme régulier et une carrure de 8 pulsations. Les musiciens se sont d’abord entrainés sur le cercle. Puis j’ai proposé de créer des duos de leur choix :

  • Dans chaque duo un musicien A et un musicien B ;
  • Le musicien A produit son improvisation sur une carrure de 8 pulsations ;
  • Le musicien B enchaine la sienne sur 8 pulsations également ;
  • Le A rejoue suivi du B ;
  • Pendant ce temps, les autres musiciens tiennent les bourdons ;
  • Le jeu passe au duo suivant.

b.   Bourdons vivants

J’ai proposé par ailleurs de travailler la matière du bourdon dans le sens d’un BOURDON VIVANT. C’est-à-dire une masse sonore constituée des 1er et 5e degrés mais évolutive comme un organisme vivant. Chaque musicien a cherché des variations d’intensités, d’octaves, de timbres… J’ai indiqué 3 types de placements pour chacun dans la masse des bourdons :

  • En arrière-plan par la simple tenue de l’un des bourdons sur une intensité peu élevée ;
  • En passant quelques instants en avant-plan par un crescendo-decrescendo, une brève impulsion… ;
  • En produisant un court événement qui ressorte du paysage sonore global.

Tout ceci se fait en réaction de chacun aux autres musiciens avec comme consigne : être en complémentarité ou être en rupture.

Ces deux travaux d’improvisations ont évolué, les musiciens les plus autonomes produisant des phrases et des événements bourdonnants variés, les autres s’attachant à rester dans le jeu quitte à produire des paraphrases de la mélodie.

7.    La structure

Plusieurs structures proposées par les musiciens ont été testées. Il fallait organiser ensemble bourdons, thème, improvisations non mesurées et improvisations mesurées en duo.

Le choix final s’est structuré sur deux parties, deux atmosphères :

  • 1ere partie : rythme libre et lent. Bourdons collectifs. Les improvisations s’enchaînent aléatoirement. Le 1er soliste, désigné à l’avance, passe le relais à qui il le souhaite et ainsi de suite ;
  • Cette partie se termine par l’exposition du B de la mélodie par l’un des cornemusiers ;
  • la mélodie est interprétée deux fois en tutti.
  • 2e partie : rythme mesuré et tempo de la mélodie. Bourdons collectifs. Des duos constitués improvisent. Chaque musicien produit alternativement 2 phrases d’une carrure de 8 pulsations chacune ;
  • Deux duos improvisent l’un après l’autre ;
  • Pont : des musiciens désignés auparavant exposent la partie B ;
  • Les deux autres duos improvisent ;
  • La mélodie est reprise deux fois pour terminer. L’orchestration de ce final n’est pas arrêté.

Voici l’enregistrement commenté par écrit, le tout sous forme de vidéo. La semaine suivante, nous avons retravaillé la matière des bourdons, puis avons terminé là notre collaboration. Attention : il y a malheureusement des parasites dus à un connecteur son défectueux.

8.    Reprise de la 1ere partie

L’atelier a refait deux essais uniquement consacrés à la 1ere partie, toujours en se passant le relais par le regard. Des remarques faites lors de l’audition du filage de la semaine précédente ont mis en avant la nécessité :

  • Que chacun prenne le temps d’installer un climat dans le mode retenu ;
  • Que les tuilages soient marqués, matérialisant ainsi le passage de relais et créant une tension entre deux improvisations solistes ;
  • Que les bourdons soient plus variés dans leurs expositions.

Le 1er enregistrement rend compte d’un temps musical lent et habité par des propositions qui se diversifient. Les tuilages manquent encore parfois d’intention, d’affirmation et les bourdons restent trop en retrait tout du long. A l’écoute du final vous entendrez les deux cornemuses perdant le fil de la musique. Le groupe a discuté et proposé de renforcer ce passage   : la 1ere cornemuse termine son improvisation en entretenant la pédale de RE pendant que la seconde enchaine le final de la mélodie. Le climat de cette 1ere partie est cependant plus construit collectivement que lors du filage précédent.

Le 2e enregistrement, réalisé après évaluation collective du précédent, nous donne à entendre un ensemble plus à l’écoute et un climat d’une plus grande cohérence par rapport aux trois points ci-dessus.

9.    Collecte et invention

Ce projet de musicien (s’imprégner, interpréter, explorer, improviser, organiser le temps musical) a suscité une grande satisfaction chez les participants au vu des derniers résultats. Il y a ce sentiment d’exprimer au mieux ce qu’il y a en chaque individu tout en construisant collectivement.

Pour ma part, j’y ajouterai l’occasion de partir à la rencontre de sources collectées et de la culture qui les a portées, tout en les plaçant dans une dynamique d’invention. Il n’est alors plus question de « ces vieux enregistrements qui craquent » et de « ces musiciens qui ne jouent pas très juste ». Mais tout simplement de musiciens du passé qui peuvent nous passionner et nous émouvoir.