Calligraphie et monocycle

Je vous propose de découvrir deux récits d’expériences de Satchié Martel, enseignante qui a quitté le Japon pour s’installer et exercer en France. Ces deux textes sont extraits de son dossier professionnel qu’elle a présenté en 2021 devant le jury de Diplôme d’État de Professeur de Musique dans le cadre de l’ESMD (École Supérieure de Musique et de Danse des Hauts-de-France). Elle a obtenu son DE.

Le premier récit a trait à l’apprentissage de la calligraphie. C’est un texte qui nous plonge dans ce qui fait que l’autrice a aimé cette pratique : l’activité bien sûr mais aussi la relation au maitre, la concentration, la sérénité, le moment du voyage pour se rendre au cours avec les rencontres fortes (nature, oiseau…). De la même manière que ces derniers points, l’odeur de l’encre, telle une madeleine de Proust, reste à ce jour l’un des marqueurs forts de ce parcours d’apprentissage.  Elle participe à entretenir la vivacité de cette expérience positive dans la constitution de l’être de l’autrice.

Au-delà des spécificités culturelles, ce texte nous décrit l’importance de l’environnement et de la relation à l’enseignant dans le développement de la motivation et de l’engagement de l’apprenant. Il est intéressant de noter par ailleurs la plage horaire large et ouverte ainsi que le brassage des élèves.

Le second récit nous livre un exemple de ce qui peut initier une motivation à l’apprentissage : ici la couleur d’un monocycle ! Il relate comment la jeune Satchié s’est donnée des objectifs en allant de poteau en poteau et en apprenant de ses chutes de débutante. Ce récit pose en quoi l’enseignant peut encourager l’apprenant en accueillant ses erreurs, errements comme autant d’occasion d’avancer et en l’aidant à créer et/ou développer un projet personnel dans la durée. Il nous rappelle par ailleurs que les motivations premières d’un débutant ne sont pas forcément là où l’enseignant les attend !

Premier récit

Je m’appelle Satchié (mon prénom s’écrit 幸江 et signifie fleuve du bonheur), et j’ai quitté le Japon pour venir en France à l’âge de 27 ans pour me perfectionner en chant lyrique après mon diplôme d’état et mon master obtenus au Japon à l’université nationale des beaux-arts et de la musique de Tokyo, et trois ans d’enseignement au lycée en section musique. Je viens de la ville de Yokosuka, située à une soixantaine de kilomètres au sud de Tokyo, et je vous invite à me suivre dans ce petit voyage de mon enfance.

J’ai appris la calligraphie au pinceau de l’âge de 6 ans à l’âge de 15 ans. La calligraphie au pinceau est un exercice d’imitation précise et sans hésitation à partir d’un modèle en respectant l’ordre des traits, et un exercice de concentration et de respiration.

C’est sans contrainte et avec joie que je me rendais à ces cours, où le professeur était pour moi comme une grand-mère, avec qui je partageais un amour mutuel. C’était une vieille dame dans une très vieille maison en bois (qui date probablement du milieu du 19ème siècle), dont j’aimais l’atmosphère.

Pour m’y rendre et combler ma solitude du samedi après-midi où mes parents étaient absents, je partais à l’aventure longeant le bord de mer sur une route paisible, à l’entrée de la baie de Tokyo où souffle le vent doux de l’océan Pacifique, et où chaque saison a son paysage typique : par exemple au début du printemps quand les femmes des pécheurs font sécher des algues sur des treilles sur la plage, ce qui donne l’impression d’avoir un rideau d’algues qui bouge avec le vent. En été, avec la fête du temple shinto, la ville est décorée de lanternes. En automne, j’admirais un grand ginkgo (une espèce d’arbre) du temple et ses feuilles jaunies et tombées que je traversais. Et en hiver, je me rendais au cours de calligraphie en passant devant des montagnes d’objets de décorations du nouvel an qui doivent brûler pour une fête shintoïste annuelle du nom de Dontoyaki. Pour cette promenade, j’aimais emmener mon oiseau, un « inséparable rosegorge », que je transportais dans sa cage, en plus de mon matériel de calligraphie. Mon professeur de calligraphie, qui est toujours en vie aujourd’hui, reparle à ma mère quand elle la croise de cette fille qui venait à ses cours accompagnée de son oiseau.

Les élèves de tous âges, à partir de six ans jusqu’aux adultes expérimentés, venaient librement entre 13h30 et 17h, s’asseyant par terre en seiza (qui est la façon japonaise traditionnelle de s’asseoir sur ses talons) les uns à côté des autres autour d’une longue table basse en bois. Ce qui me manque le plus, c’est probablement le calme qu’on pouvait trouver autour de cette table, dans cet exercice de concentration profonde. Je me souviens encore des accessoires et de l’odeur de l’encre.

Il n’y avait pas vraiment d’échanges avec les autres élèves. Il arrivait qu’on chuchote entre enfants du même âge, mais chacun devait se concentrer sur un rythme de travail, et quand le professeur estimait qu’une de nos œuvres était bonne, alors il nous libérait et nous partions à ce moment-là, donc nous ne quittions pas la salle ensemble et nous ne restions pas pour parler, pour laisser les autres terminer et réussir leurs œuvres. Il était important que chacun puisse se concentrer pour produire un certain nombre d’œuvres. Il arrivait que pendant que des enfants parlent, des adultes soient très concentrés et montrent leurs œuvres au professeur, et c’est en les voyant faire que nous apprenions quelle attitude avoir. Nous devions en général remplir une feuille de quatre idéogrammes, et il fallait se concentrer pour avoir une continuité entre les quatre. Il ne fallait donc surtout pas s’arrêter pour parler entre l’écriture de ces idéogrammes. On dit que la respiration, c’est l’émotion du cœur.

Les trois dernières années où j’y suis allée, c’était devenu plus compliqué, parce que j’étais collégienne, que j’avais moins de temps et d’autres activités. Je ne pouvais plus assister normalement aux cours. Mon professeur m’a permis exceptionnellement de travailler chez moi et de passer régulièrement lui apporter mon travail. Elle choisissait comme autrefois une de mes œuvres parmi plusieurs essais. Mais le niveau augmentait, l’écriture à imiter devenait de plus en plus cursive, et cela devenait trop dur pour un travail à distance. J’ai alors senti la limite de ce que je pouvais faire.

Nos exercices consistaient à tenter d’imiter le plus parfaitement possible un modèle, même si cela est en réalité impossible, car l’écriture d’un maître est inimitable. C’est dans cette impossibilité d’imitation parfaite que le caractère des élèves ressortait, leurs habitudes et leurs penchants, comme par exemple la timidité. Comme comparaison, une de mes accompagnatrices japonaises m’avait raconté qu’elle avait longuement essayé d’imiter un très grand pianiste en particulier, et que cela s’était révélé être impossible, car il y avait toujours quelque chose de différent, comme par exemple la respiration dans les phrases musicales. Dans la calligraphie, tracer les différents types de traits en rythme et avec la respiration, un peu comme l’archet du violon le fait pour attraper ses notes d’un côté ou de l’autre, est un art, un art qu’on acquiert par la difficulté de la répétition de chaque mouvement. Je n’oublierai jamais la concentration qu’il faut pour tracer d’un seul coup et sans la moindre hésitation un trait et ce qui le caractérise.

On ne peut pas imiter le modèle de façon parfaite, à cent pour cent comme si on faisait une photocopie, et ce n’est pas ce qu’on recherche, ni au début, ni au final. On veut s’approprier la technique du professeur, mais au-delà de ça, on recherche à exprimer quelque chose d’humain et de personnel. Pour ma part, je ne cherche pas non plus du tout à ce que les élèves me copient complètement. Je suis moi-même en cours de perfectionnement, et je ne pense pas qu’un jour je puisse atteindre la perfection. Je montre à mes élèves plusieurs fois l’exemple, ils essaient, je corrige, ils essaient à nouveau de se rapprocher de ce que je fais, et ainsi de suite. Mon rôle d’enseignant est de faire en sorte que mes élèves s’approchent d’une façon ou d’une autre de ce que je leur enseigne.

J’ai ri avec une de mes élèves de chant, qui pour essayer de trouver la voix de tête, a spontanément imité dans sa recherche l’expression de tout mon visage pour y parvenir. Et l’exercice lui a plutôt réussi !

J’aimerais beaucoup reprendre la calligraphie, en tant qu’adulte cette fois, et retrouver cette sérénité, me couper du bruit et de la vitesse de la vie, pour me concentrer, sur un trait.

L’apprentissage en Asie se fait d’une manière tout à fait différente de celui de la France où la logique est systématique. Par exemple, je suis allée une fois (en France) à un stage de calligraphie au pinceau organisé par une Chinoise qui m’a expliqué que les élèves n’avaient pas le droit de tenir un pinceau durant leur première année d’étude, qu’ils n’avaient le droit que d’observer debout et de laver l’encrier. La deuxième année, ils peuvent frotter un bâtonnet pour faire de l’encre, et la troisième, ils ont enfin le droit de tenir un pinceau, mais ils doivent attendre la quatrième année pour pouvoir travailler assis.
Les Asiatiques trouvent leur voie en observant leur maître, en l’imitant, en se demandant comment devenir comme lui, sans attendre de réponse de lui, mais travaillent pour être prêts à comprendre le jour où ils reçoivent un précieux conseil.

Mon premier professeur de chant à l’université, que j’ai eu pendant quatre ans, était un ténor qui avait une belle voix et qui avait des rôles à cette époque dans des opéras, mais on ne pouvait pas le considérer comme un véritable maître : il prenait de grands airs, faisait preuve de favoritisme envers certains à qui il enseignait avec enthousiasme, mais se montrait autoritaire envers les élèves qu’il aimait moins. Je faisais partie de ces derniers, et je me faisais toute petite. Je n’ai presque rien appris avec lui.

La figure du maître idéal n’est pas celle de celui empli de fierté, mais plutôt celle du philosophe chinois Confucius. Quand l’un de ses disciples l’a interrogé sur la mort, il a répondu avec humilité qu’il ne pouvait pas lui répondre sur la question de la mort alors qu’il ne savait pas encore lui-même ce qu’était vivre. Il a aussi dit : « Ce qu’on sait, savoir qu’on le sait ; ce qu’on ne sait pas, savoir qu’on ne le sait pas : c’est savoir véritablement ». C’est pour moi la véritable figure d’un maître. Je pense que celui qui est vraiment grand sait à quel point sa connaissance est limitée et est capable de ne pas le cacher à ses disciples. Le maître est lui-même en cours de recherche, et comme il est en avance sur ses élèves, il peut leur montrer comment résoudre leurs problèmes dans la limite de ses connaissances, mais il sait humblement qu’il n’est pas parfait, et il peut le dire. Peut-être que les Français voient généralement un maître comme une personne un peu orgueilleuse qui impose son savoir de façon unilatérale, mais les asiatiques voient un maître comme une personne qui recherche le chemin, la « voie », comme l’exprime par exemple en japonais le caractère 道 qu’on peut lire « dō » et qu’on retrouve dans le mot « jūdō » pour la voie de la souplesse, dans « karaté-dō », ou encore dans « sho-dō » pour littéralement « la voie de l’écriture » qui est la calligraphie, etc. Chaque maître de ces arts est en chemin sur la voie de son art, et a l’humilité de le reconnaître, et c’est cette humilité que les élèves admirent, par laquelle ils sont touchés au point de vouloir suivre la voie du maître, au point de vouloir l’imiter pour lui ressembler.

Quand on apprend quelque chose, si on ne commence pas par imiter, ça devient n’importe quoi.
Je voudrais prendre pour exemple le grand peintre Pablo Picasso qui pour arriver à ce que nous connaissons bien de lui est d’abord passé par les étapes élémentaires du dessin réaliste. J’ai été surprise de voir des dessins de personnes qu’il a dessinées à l’âge de huit ans, avec une extrême précision. Avant d’en arriver à son œuvre Guernica, il a évolué en passant par la période bleue, la période rose, le cubisme, le néo-classicisme et le surréalisme. Je pense qu’il n’aurait jamais pu atteindre la forme finale de son style sans passer au début par une phase d’imitation totale de ce qu’il voyait. Ensuite il a pu utiliser son imagination pour retrancher, ajouter, transformer ce qu’il voulait, jusqu’à ce qu’il finisse par trouver son style.
Je pense qu’il en est de même pour la musique. On ne peut par exemple pas commencer par improviser. Il faut d’abord emprunter un chemin conventionnel. Sans l’étude des bases, et donc sans l’imitation d’une voie au départ, ça deviendrait tout de suite n’importe quoi, et aucun style ne pourrait émerger.

Second récit

À l’âge de 9 ou 10 ans, j’ai voulu apprendre moi-même à faire du monocycle alors que je n’avais vu personne en faire dans mon entourage, et j’ai transmis cette passion à mon quartier, puis à mon école.

Pour tout vous dire, cette passion est née de l’histoire d’une passion avec une couleur : la couleur emerald green (vert émeraude en français). Quand on faisait de la peinture en cours de dessin, je cherchais désespérément à reproduire mon vert émeraude, en mélangeant du vert, du jaune, du blanc, et parfois du bleu, et en fonction de la quantité de chacune de ces couleurs, j’aboutissais soit à un vert émeraude qui me plaisait, soit à un vert émeraude que j’aimais moins. Un jour, en entrant dans un magasin, je suis tombé nez à nez avec un monocycle vert émeraude, exactement du vert émeraude que j’aimais et que je cherchais toujours à reproduire. Ce fut le coup de foudre, et je me le suis fait acheter ! Si le monocycle n’avait pas été de cette couleur, je ne sais pas si je m’y serais intéressé.

J’étais si fière de rouler avec ce monocycle de cette couleur, que j’essayais de parcourir des distances qu’on parcourt normalement avec un vélo à deux roues. Au début, pour m’entraîner, je partais d’un poteau électrique, et je me fixais comme objectif d’atteindre le suivant qui n’était pas trop loin. Je l’attrapais, et puis il fallait le lâcher et repartir vers le suivant, et ainsi de suite, jusqu’à ce que je sois capable de parcourir de plus longues distances, après de nombreuses chutes. De plus, j’habitais un endroit montagneux, avec des pentes.

Comment est-ce que j’ai transmis cette passion ? Je roulais jusqu’à l’arrêt de bus qui se trouve en centre-ville. Cela signifie que toutes sortes de gens de tous âges me voyaient : ceux qui prenaient le bus, ceux qui étaient dans les transports, dans leur voiture, sur les trottoirs. Avant moi, personne ne pratiquait cette activité, j’étais la première, ça se remarquait, et j’imagine que beaucoup de gens me connaissaient de vue. Donc je pense que c’est en me voyant pratiquer mon activité de façon passionnée que l’envie de faire du monocycle s’est transmise.

Pour faire le lien avec mon premier récit, je pense qu’on peut faire un parallèle avec la figure du véritable maître : il est lui-même toujours en cours d’apprentissage, et il est capable de transmettre sa passion sans que ce soit intentionnel : le seul fait de le regarder suscite une admiration et une envie de pratiquer.

À travers cette expérience, j’ai appris à ne jamais renoncer et à continuer, même en cas de chute, et sur un terrain peu idéal (en pentes).

Je voudrais que mes élèves n’aient pas peur de l’erreur, qu’ils puissent être à l’aise de se tromper devant moi sans éprouver de honte. Je voudrais prendre l’exemple du dentiste : il ne peut pas soigner sans d’abord toucher là où ça fait mal. C’est la même chose quand on apprend quelque chose : si on a peur de l’erreur, on ne peut pas la corriger et avancer.

Ce sont les petits progrès qui m’ont encouragée, poteau électrique après poteau électrique. J’ai persévéré parce que j’étais heureuse de mes progrès et fière d’atteindre mon rêve de pouvoir voyager de plus en plus loin et librement avec ce monocycle de ma couleur préférée.

Mes élèves de chant qui sont adultes craignent souvent de tomber devant moi, c’est-à-dire de mal chanter, de rater. Mon devoir est de les rassurer face à cela, de leur faire comprendre que je ne suis pas là pour les juger ou les critiquer, mais pour travailler avec eux. Le fait de les rassurer leur laisse un espace d’expériences.

Les élèves adultes ont besoin de temps pour établir une relation de confiance avec moi avant de pouvoir me montrer de façon normale leurs faiblesses. Ils ont pour la plupart un cursus scolaire et un statut social élevés, et il y a un grand travail à faire avant de parvenir à enlever le blocage qui les empêche de montrer leur vrai visage sans honte. Pour ma part, je les regarde avec bienveillance, je leur souris et je cherche toujours à les féliciter et à les encourager.

Il arrive que mes élèves ne puissent pas démarrer un morceau sur une note juste, ou alors qu’ils n’arrivent pas à démarrer au bon moment, à cause de leur manque de préparation à l’inspiration qui précède la première note. Il arrive souvent qu’ils n’en comprennent pas la raison, et je la leur fais comprendre en la leur expliquant et en leur montrant des exemples (parfois en imitant leurs erreurs). La plupart du temps, ils n’y arrivent pas tout de suite, et je leur explique comment faire pour arriver à faire comme dans l’exemple que je leur ai montré. Dans ces cas, il nous faut avoir mutuellement de la patience.

Ma façon de les encourager est d’avancer avec eux dans cette recherche, de continuer à utiliser divers exemples et diverses approches jusqu’à ce qu’ils aient une meilleure compréhension, et de laisser venir patiemment le résultat.

Satchié Martel 2021

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