Michel Lebreton
Département de musiques traditionnelles
CRD DE CALAIS
Enseignant essentiellement des musiques à danser du Centre France, je me suis posé la question d’une vocalisation du rythme afin que l’apprenant puisse s’en imprégner, s’en jouer, se saisir de formules simples ou complexes, improviser et créer en utilisant les multiples facettes expressives de la voix. Ces cellules rythmiques ainsi phrasées peuvent nourrir le jeu instrumental au plus près du ressenti du musicien.
De nombreuses traditions ont développé des chants d’apprentissages rythmiques par onomatopées mais je souhaitais proposer un système qui puisse faire le lien avec l’écriture solfègique et donc des ponts avec les musiciens pratiquants la lecture. Je devais découvrir par la suite que ces onomatopées permettent de faire le pont avec l’écriture pour des non lecteurs.
Je me suis d’abord penché sur les rythmes à pulsation par division binaire, la pulsation pouvant être indifféremment la noire, la blanche… J’ai conservé le « DOUM » des percussionnistes qui marque la pulsation, le « posé ». J’ai ensuite cherché trois onomatopées pour signifier quatre doubles croches, ce qui a donné in fine :
DOUM Hé Ké Ti
Ces quatre sons peuvent se combiner pour obtenir les cellules suivantes :
Chaque onomatopée renvoie à une place unique dans cette cellule binaire. Elle peut également renvoyer (sans que cela soit une obligation) à une écriture solfègique :
Il est de la plus grande importance d’interpréter ces rythmes, de les accentuer, d’en moduler l’intensité, de tirer certains sons en fonction des danses abordées, bref de faire du chant, de la musique et de ne surtout pas les ânonner comme un exercice dévitalisé. Le chant permet d’ailleurs d’exprimer des subtilités rythmiques que l’écriture ne peut rendre, ce qui mène à interroger concrètement le rapport entre la représentation du son et la production sonore.
Il est enfin indispensable de les chanter en battant une pulsation, avec les mains, avec une percussion, avec les pieds, en dansant des doubles (j’y reviendrai une autre fois)… bref par tous les moyens corporels qui vous paraitront adéquats.
J’ai rapidement complété cette famille avec ces onomatopées pour pulsation ternaire :
La cellule DOUM Na Ma est devenue triolet dans la famille des pulsations à division binaire :
Je propose les onomatopées suivantes pour les mesures ternaires avec division binaire de la pulsation (valses, mazurkas notamment) :
La différenciation entre valse et mazurka se fait par le phrasé vocal et l’intonation, avec les mêmes onomatopées.
Il ressort de ces choix que chaque famille de rythmes dont j’ai l’usage est associée à une famille d’onomatopées qui permet de les personnaliser et donc de les différencier. ATTENTION de bien battre les trois temps pour les mesures en 3/4 ou 3/8 au risque de créer la confusion avec les mesures en 6/8.
L’un des intérêts supplémentaire de ce réservoir d’onomatopées m’est apparu peu à peu : il permet de s’approprier des rythmes délicats à saisir à l’oreille ou à déchiffrer sur une partition. En voici quelques exemples :
Ce qui paraissait obscur pour un apprenant se concrétise, devient charnel, fait corps entre sensibilité et entendement : je comprends ce que je ressens et cela me guide dans ma production.
Pédagogie de l’onomatopée :
Sous ce titre plutôt incongru, je désire vous faire part des démarches d’enseignement que j’ai pu mettre en place avec ce répertoire. Je propose ces situations en ateliers de pratiques collectives. Les élans donnés par le groupe, le partage d’un univers sonore en construction, les respirations collectives sont en effet indispensables à l’émergence d’une vie musicale.
Nous nous installons généralement en cercle et prenons ensemble une pulsation battue aux mains (parfois en dansant des doubles). J’insiste à ce stade sur la qualité du geste : bien percuter avec les paumes des deux mains collées entre elles (sans pour autant chercher une intensité forte) et bien ouvrir les deux bras entre chaque percussion (sans être raides). Je propose ainsi de mieux ressentir le « posé » de la pulsation et le « levé » entre deux. Le rapport à la danse et au jeu pour la danse s’en trouvera mieux nourri. Le tempo de départ, pour la pulsation binaire, tourne autour de 70.
Je commence par les règles bien connues de Questions – Réponses de phrases de quatre pulsations (avant de passer à des carrures autres dont des carrures impaires), de passages de relais sur le cercle. Il s’agit là de découvrir le répertoire d’onomatopées et de le partager. Il faut d’emblée le proposer comme matière musicale, jouant sur des timbres variés, des jeux d’intensités, de hauteurs… qui font que l’on chante en utilisant des ressources vocales expressives.
Au fil des séances, chacun est appelé à proposer des phrases, prenant ainsi ma place. Lorsqu’un vocabulaire de base est maitrisé (par exemple, pour les débutants DOUM ; DOUM Hé Ké Ti ; DOUM ké ; DOUM Ké Ti), le groupe se subdivise en autant de sous-groupes de trois à quatre participants. Ils se retrouvent en autonomie avec pour objectifs de mettre sur pieds une à plusieurs phrases rythmiques et de savoir les chanter ensemble en battant la pulsation. Tous se rassemblent ensuite et présentent aux autres leurs productions. Une écoute analytique est demandée aux auditeurs : les musiciens sont ils bien synchronisés, la battue et le « DOUM » sont ils bien concomitants, le tempo est il bien régulier… ? J’interviens généralement pour proposer des éléments de dynamique vocale (accents, timbres, intensités…) afin de mettre en musique ce qui est souvent, dans les premiers temps, trop linéaire.
Nous pouvons par ailleurs chercher le rythme par onomatopées d’une mélodie déjà connue sur l’instrument. Mais également reproduire une cellule rythmique sur une percussion. Ou mettre en place des polyrythmies vocales à deux ou trois voix. Les exploitations sont variées et peuvent s’adapter à différents moments de la formation.
Le cotillon vert / scottish valse:
Des jeux d’écritures sont également possibles. J’attends généralement plusieurs mois de pratique orale avant de les utiliser. Je propose une série de cartons imprimés. En voici quelques exemples :
Les cartons sont d’abord utilisés sans référence au solfège afin de ne pas mêler des informations de nature différente (la représentation phonétique du son chanté ; sa représentation solfègique). Les cases grises représentent des silences. J’en assemble quelques uns et demande d’interpréter ce qui est représenté, le tout en battant une pulsation. Je dispose ensuite les mêmes cartons dans un ordre différent. Des jeux de créations sont proposés en petits groupes, chaque groupe disposant du même jeu de cartons et devant créer et interpréter une phrase. Là aussi les adaptations sont multiples.
J’utilise les cartons avec solfège comme une traduction codée du chant par onomatopée dans un but d’apprentissage de l’écriture – lecture. Après création et interprétation d’une phrase rythmique, les apprenants doivent la recopier sur la portée d’un logiciel d’écriture musicale et vérifier à l’écoute s’il n’y a pas eu d’erreurs. Je leurs propose également de trouver par le chant la phrase rythmique d’une mélodie déjà connue sur l’instrument puis de la recopier sur ordinateur. J’ai peu développé cet aspect par manque de temps, préférant privilégier l’approche sensorielle. J’ai cependant constaté de rapides avancées dans la compréhension de la portée et de la représentation des durées.
D’autres utilisations sont possibles, notamment en dansant en rond. Mais l’important est de proposer un apprentissage sensoriel et collectif du rythme. Cette démarche participe de fait des nombreuses propositions autour de la rythmique corporelle et dépasse le seul domaine des musiques traditionnelles pour s’insérer dans une formation musicale plus globale.
Exemple de polyrythmie improvisée sur ostinato dans un atelier de pratiques collectives:
Et vous, quelles techniques corporelles employez-vous ? Quelle pédagogie mettez-vous en œuvre pour créer des situations d’apprentissage sensoriel par l’expérimentation ? N’hésitez pas à m’envoyer vos témoignages qui pourraient avoir leur place sur ce blog.
Michel Lebreton